Après un démarrage un peu laborieux, le décret tertiaire semble en train de rentrer, peu à peu, dans les mœurs :
- Plusieurs arrêtés d’applications ont été promulgués
- La base « Operat » est en ligne, on peut y rentrer des informations
- Et surtout, les « assujettis » s’activent : ils collectent des données, élaborent des plans d’action, et mettent en place des organisations opérationnelles
Tout va bien, donc.
Oui. Peut-être. Pas si sûr, en fait…
Car, à y regarder de près, le décret tertiaire souffre de deux maux, deux défauts de conception, deux « péchés originels », qui risquent fort de grever son avenir.
Economiser l’énergie, ou réduire les émissions CO2 ?
Le premier de ces défauts est ce que l’on pourrait appeler un défaut d’alignement.
Les objectifs du décret tertiaire sont exprimés en énergie. Qu’il s’agisse d’atteindre un objectif dit « en valeur absolue », ou un objectif dit « en valeur relative », il s’agit dans les deux cas d’amener, à l’horizon 2030, puis 2040 et 2050, le bâtiment à un certain niveau de consommation en énergie.
Or l’enjeu majeur auquel notre planète fait face, c’est un enjeu de décarbonation, c’est-à-dire de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Le décret tertiaire est pas aligné avec cet enjeu : il met en effet sur le même plan l’énergie électricité, et l’énergie gaz, alors que dans notre pays, grâce à notre parc nucléaire, l’électricité est peu carbonée, et émet, par exemple, 3,5 fois moins de CO2 par unité d’énergie que le gaz.
Mettre, comme le fait le décret tertiaire, sur le même plan l’électricité et le gaz revient à conduire les assujettis au décret à mettre sur le même plan les économies d’électricité et les économies de gaz, et donc à les conduire à des arbitrages qui, sur le plan de la réduction des émissions de CO2, pourraient s’avérer sous-optimaux.
Si l’on prend, par exemple, une plate-forme logistique, deux actions « classiques » sont envisageables pour réduire la consommation d’énergie : la mise en place de LEDs pour l’éclairage ; et le remplacement de la chaudière à gaz par une pompe à chaleur. Du point de vue du décret tertiaire, ces deux actions ont un impact (grosso modo) équivalent ; et comme la mise en place de LEDs se traduit par un temps de retour plus faible, l’assujetti aura une tendance naturelle à privilégier cette action. Or, du point de vue de la réduction des émissions de CO2, la mise en place de LED est à peu près neutre, alors que l’installation d’une pompe à chaleur se traduit par une réduction d’environ 50% de ces émissions.
On le voit à travers cet exemple, le décret tertiaire, dans sa forme actuelle[1], peut conduire les assujettis à effectuer des arbitrages qui, du point des vue de la réduction des émissions de CO2, seraient sous-optimaux !
Qui est responsable ? du flou dans le manche…
Le second défaut « congénital » du décret tertiaire est celui de la confusion qui entoure la question de « qui est responsable de l’action »
Nous l’avons déjà souligné dans un de nos précédents posts (voir : https://www.linkedin.com/posts/benoit-dubois-taine-08469216_activity-6762138224782647296-uEGo?utm_source=linkedin_share&utm_medium=member_desktop_web) ; nous l’écrivons à nouveau aujourd’hui : celui qui, en premier lieu est responsable de la performance énergétique du bâtiment, c’est celui qui en est propriétaire, et non celui qui l’occupe (en général, le locataire). Et ce pour trois raisons :
- La première, c’est que le propriétaire, du fait de son statut, se projette dans le long terme du bâtiment, alors que le locataire a une présence qui est, par principe, éphémère. Lorsque le locataire rend les clés, il n’est pas comptable de la performance énergétique de l’actif, c’est le propriétaire qui l’est, tant vis-à-vis de son futur locataire, que vis-à-vis d’un acheteur potentiel. Tout simplement car c’est de son patrimoine qu’il s’agit.
- La seconde, c’est que le propriétaire est, toujours par statut, un professionnel de l’immobilier, alors que son locataire, a priori, ne l’est pas. L’enjeu du propriétaire, c’est son parc immobilier, et il est (au moins en théorie) au fait de ce qu’il faut faire pour en optimiser l’empreinte ; le locataire est au contraire, logiquement centré sur son activité propre, et ce qui relève de l’immobilier est pour lui secondaire
- La troisième, c’est que c’est le propriétaire qui, en pratique, est aux commandes de ce qui conditionne la performance du bâtiment, c’est-à-dire, principalement, le bâti, et les différents systèmes (CVC, éclairage, ascenseurs, automatismes). « Aux commandes », c’est-à-dire que c’est en général lui qui décide, et qui paye, ce qui va être mis en place en la matière. Le locataire influe certes sur la consommation à travers l’usage qu’il fait de ces équipements, mais cette influence est finalement secondaire sur la performance réelle du bâtiment
Performance intrinsèque, et usages
Discutons un peu de ce dernier point, car il est à la base d’une incompréhension qui est peut-être à l’origine d’une des orientations du décret que nous dénonçons ici.
Il est certain que le locataire a un impact important sur la consommation. Cet impact s’exerce selon deux axes différents, l’usage, et le comportement :
- L’usage : le locataire peut utiliser le bâtiment de différentes manières, et ceci joue sur la consommation, parfois de manière considérable ; il peut par exemple, dans un bâtiment de bureau, installer des salles serveur ; il peut, sur une plate-forme logistique, mettre en place des horaires de travail étendus, ou moduler la température de confort en fonction de l’activité
- Le comportement des occupants, quant à lui, n’affecte que marginalement la consommation : d’expérience, ceux qui travaillent dans l’exploitation des bureaux savent que le fait d’inciter les occupants à éteindre la lumière en sortant d’une pièce ou à réduire la température de chauffage dans leur bureau n’a, de manière générale, pas d’impact durable et mesurable sur la consommation
L’usage, donc, impacte la consommation. Mais justement, l’usage est lié au locataire. Si le locataire part, l’usage change. La performance énergétique du bâtiment est donc indépendante de l’usage, et c’est d’ailleurs ce que dit le décret tertiaire, qui met en place, dans les arrêtés, des règles de redressement de la consommation pour tenir compte de la variabilité dans les temps des usages.
Ainsi donc, le décret distingue bien, dans ce qui détermine la consommation du bâtiment, ce qui relève de sa « performance intrinsèque », et ce qui relève des « usages » ; et le décret, en mettant en place des règles de redressement par rapport aux usages, confirme que ce qui est en jeu du point de vue du décret, c’est bien la performance intrinsèque…
Sauf que…
En toute logique, donc, on devrait donc s’attendre à ce que le gros de la responsabilité de l’atteinte des objectifs du décret pèse sur le propriétaire, et que tous les moyens lui soient donnés pour qu’il atteigne l’objectif.
Sauf que ce n’est pas ainsi que le décret est rédigé…
En effet, le décret donne au locataire des responsabilités étendues, notamment en matière de déclaration :
- C’est le locataire qui déclare les consommations, y compris celles des services généraux dont il a la charge.
- Et surtout, c’est le locataire qui déclare l’année de référence !
Ce dernier point est important : il implique, concrètement, qu’il n’y a pas, dans le décret tertiaire, de vision « globale » de l’immeuble : les différents occupants déclarent chacun, indépendamment, de sorte que, par exemple, un bâtiment donné peut avoir plusieurs années de référence différentes ; et donc des objectifs d’économie qui ne sont pas les mêmes selon les différentes parties du bâtiment.
Cette disposition – dont on a du mal à comprendre la raison d’être – complexifie sérieusement la tâche du propriétaire. Ce dernier ne peut pas – sauf à négocier avec des locataires (que ce sujet indiffère souvent) – choisir l’année de référence adaptée à sa stratégie, ni même, dans le cas de la multi-location, faire en sorte qu’il y ait une année de référence unique pour son actif ; il ne peut donc pas construire de stratégie cohérente pour améliorer la performance énergétique de son bâtiment.
Le propriétaire se trouve ainsi, du fait même des dispositions du décret, privé d’un de ses moyens d’action essentiels, à savoir le choix de sa stratégie. Il subit le choix et – souvent – l’indifférence de ses locataires ; son action est de ce fait rendue plus complexe, par le fait même des dispositions du décret, alors même que la tenue des objectifs repose principalement sur lui !
Conclusion
Le décret tertiaire souffre donc, nous l’avons vu, d’un double « vice de conception » :
- Un défaut d’alignement des objectifs sur les enjeux liés au changement climatique
- Un flou concernant les responsabilités respectives du locataire et du propriétaire, flou qui rendra plus complexe l’action de ce dernier
Ce double vice est d’autant plus dommageable que les enjeux climatiques sont prégnants, et que, pour y répondre, les acteurs doivent déployer des actions de fond, dans la durée ; ils ont donc besoin d’un cadre législatif aligné et clair qui aujourd’hui fait défaut.
Sommes-nous alors condamnés à faire réussir le décret tertiaire « malgré lui » ?
[1] D’une manière plus subtile, le décret tertiaire favorise en fait, par certains de ses traits, le gaz par rapport à l’électricité. Ainsi, une disposition apparue dans le dernier projet d’arrêté dit « valeur absolue II » indique qu’un changement d’énergie ne doit pas entrainer d’augmentation du recours à des énergies non renouvelables, sachant que ce qui détermine le caractère renouvelable d’une énergie, c’est son facteur de conversion en énergie primaire (lequel facteur est égal à 1 pour le gaz, et 2,3 pour l’électricité). Concrètement, ceci implique qu’un assujetti qui voudrait convertir sa production d’eau chaude sanitaire du gaz vers l’électricité ne le pourrait qu’à la condition d’installer une production thermodynamique, beaucoup plus onéreuse, mais ne pourrait pas mettre en place une production à partir d’épingles électriques « classiques » ; alors même que la production d’eau chaude sanitaire par des épingles électriques est beaucoup moins carbonée que la production d’eau chaude sanitaire au gaz… Sur un sujet parallèle, et tout aussi révélateur de « l’inconscient » (ou du « non-dit ») des rédacteurs des arrêtés, on pourrait sans doute construire un raisonnement similaire en observant que le décret tertiaire prévoit que l’installation de panneaux solaires sur un bâtiment exonère l’assujetti d’une partie de ses obligations d’économie d’énergie.