La première étape du décret tertiaire semble – après un premier report imputé à la Covid – être désormais fermement fixée pour septembre 2022. Tout semble prêt pour l’échéance : des arrêtés ont été promulgués, la plate-forme Operat est opérationnelle.
Tout, vraiment ? Pas si simple.
Si en effet, les conditions sont, pour l’essentiel réunies pour que certains secteurs d’activités – par exemple, celui des bureaux – fassent leurs déclarations Operat dans des conditions raisonnables, tel n’est cependant pas le cas pour d’autres secteurs d’importance, comme la logistique (sec, ou à température ambiante), ou les commerces.
Ce qui distingue ces derniers secteurs d’activité des autres secteurs tels que les bureaux, c’est le fait que, pour les seconds, les arrêtés « valeur absolue » ont été promulgués, alors que, pour les premiers, ils ne sont pas encore disponibles, et ne le seront pas avant la fin 2022.
Essayons de comprendre. Que sont ces arrêtés « valeurs absolue » ? Et pour quelle raison la non disponibilité de ces arrêtés, pour certains secteurs d’activité, pose-t-elle un problème quant à la déclaration décret tertiaire de septembre 2022 pour ces mêmes secteurs ?
Que sont les arrêtés « valeur absolue » ?
Avant d’expliquer la portée des arrêtés « valeur absolue », il convient de rappeler que les objectifs de consommation d’énergie des bâtiments assujettis au décret tertiaire sont exprimés
- soit en « valeur relative », c’est-à-dire en pourcentage par rapport à une consommation de référence à choisir entre 2010 et 2019 (par exemple, -40% pour l’année 2030)
- soit en « valeur absolue » (c’est-à-dire, d’une manière qui est indépendante de la consommation de référence du bâtiment)
Typiquement, les bâtiments qui sont déjà « très performants » viseront un objectif en valeur absolue, alors que les bâtiments qui sont « modérément performants » viseront un objectif en valeur relative.
Les arrêtés dits « valeur absolue » sont des arrêtés qui permettent de calculer les objectifs en valeur absolue des bâtiments, en fonction « d’indicateurs d’intensité d’usage » du bâtiment, par application d’une formule de calcul de l’objectif en valeur absolue.
Par exemple, pour les bureaux, l’objectif en valeur absolue est calculé sur la base d’une formule faisant intervenir trois indicateurs d’intensité d’usage :
- le nombre d’heures ouvrées dans l’année
- le taux d’occupation
- la surface moyenne par poste de travail
Ces indicateurs, et cette formule, permettent de tenir compte, dans l’objectif en valeur absolue, de la manière dont le bâtiment est utilisé (son « usage »), afin de « moduler » l’objectif en fonction de l’usage.
A ce jour, une partie seulement des arrêtés « valeur absolue », i.e., ceux concernant les bureaux, l’enseignement et la petite enfance, et la logistique « frais », ont été promulgués. Les arrêtés concernant les autres secteurs, en particulier la logistique « sec » (ou à température ambiante), et le commerce, ne sont pas disponibles.
Pour quelle raison la non disponibilité de ces arrêtés pose-t-elle un problème quant à la déclaration décret tertiaire de septembre 2022 ?
Mais alors, pour quelle raison la non disponibilité de ces arrêtés, pour certains secteurs d’activité, pose-t-elle un problème quant à la déclaration décret tertiaire de septembre 2022 pour ces mêmes secteurs ?
En effet, on se rappelle que ce qui doit être déclaré, à l’échéance septembre 2022, ce sont, d’une part, les consommations 2021, et, surtout, l’année de référence à choisir entre 2010 et 2019. Quel peut donc être le lien entre la valeur absolue, et le choix de l’année de référence ?
La réponse à cette question se trouve dans cette phrase, nichée dans l’article 10 de l’arrêté du 10 avril 2020 : « L’objectif exprimé en valeur relative est modulé sur la base du niveau de consommation de référence Cref auquel est appliqué le rapport entre le niveau de consommation Cabs modulé, et le niveau Cabs de référence, déterminés chacun en fonction des valeurs des indicateurs d’intensité d’usages respectives. » (1)(2)
En application de cette phrase, donc, l’objectif en valeur relative (ici, pour 2030) est déterminé par la formule :
Objectif 2030 = (1-40%) x Cabs modulé x (Cref / Cabs référence)
Réfléchissons maintenant un instant à la portée de cette phrase pour un assujetti qui souhaite déterminer la meilleure année de référence pour son actif (année de référence qui, rappelons-le, peut être choisie librement par l’assujetti entre 2010 et 2019). Notre assujetti, très logiquement, et surtout si son actif est « modérément performant » (c’est le cas le plus fréquent), cherchera une année de référence lui permettant de minimiser la quantité d’économie d’énergie lui restant à accomplir, c’est-à-dire, à maximiser son objectif exprimé en valeur relative.
En application de la formule ci-dessus, l’année de référence optimale sera donc celle qui maximisera le rapport Cref / Cabs référence, c’est-à-dire celle pour laquelle
Cref / Cabs référence = maximum ( Cref (2010) / Cabs référence (2010) ; Cref (2011) / Cabs référence (2011) ; … ; Cref (2019) / Cabs référence (2019) )
Ce que cette expression montre clairement, c’est que, en l’absence d’arrêté « valeur absolue », notre assujetti ne peut tout simplement pas identifier l’année de référence qui lui permet de maximiser son objectif exprimé en valeur relative. Il ne peut donc pas, valablement, choisir de manière éclairée son année de référence, car la consommation de l’année de référence doit être modulée selon des dispositions dont, au moment où il fait son choix, il n’a pas connaissance.
Conclusion : un moratoire inévitable ?
Les assujettis des secteurs de la logistique et du commerce se voient donc, du fait des insuffisances des arrêtés, privés de cette faculté de sélectionner, entre 2010 et 2019, l’année de référence la plus favorable, faculté que la loi, en théorie, leur reconnaît (notamment afin de prendre en compte d’éventuelles actions d’économie d’énergie mises en œuvre antérieurement à la promulgation du décret tertiaire). Ils sont, par rapport à d’autres secteurs d’activité, lésés sur ce point, ce qui constitue potentiellement une rupture de l’égalité devant la loi.
Cet état de fait a des conséquences importantes, car, comme on le sait, le volume d’activité peut varier considérablement, d’une année sur l’autre, sur une plate-forme logistique comme dans une surface commerciale. L’impossibilité de sélectionner l’année de référence la plus favorable est donc, pour les assujettis, potentiellement très pénalisante.
Evidemment, si il était possible de modifier le choix de l’année de référence postérieurement à septembre 2022, il n’y aurait pas lieu de s’émouvoir ; mais justement, pour l’instant, rien dans les textes ne laisse à penser que le choix de l’année de référence sera modifiable après 2022 (voir à ce sujet ma publication ici).
Alors, peut-être notre administration ouvrira-t-elle la porte à une forme de flexibilité. Ou peut-être y sera-t-elle contrainte par quelque recours, recours dont on n’imagine pas comment il pourrait ne pas survenir, tant les insuffisances des arrêtés promulgués à ce jour ont placé nombre d’assujettis, et des secteurs d’activité entiers, dans une situation intenable.
Dans tous les cas, on ne voit pas comment elle pourrait échapper à une forme de moratoire…
PS : le présent article a été reproduit dans le medium en ligne « News Tank Cities » ; il est accessible ici.
(1) Cette phrase est, à la réflexion, parfaitement cohérente : il est logique que les consommations de l’année de référence Cref soient modulées (ou « redressées) en fonction des indicateurs d’intensité d’usage observées lors de cette même année de référence ; de sorte que lorsque, par exemple, l’usage du bâtiment est « peu intense » (et donc, lorsque Cabs référence est « bas »), la consommation Cref soit modulée à la hausse, via une division par Cabs référence ; inversement, lorsque l’usage du bâtiment est « intense » (et donc lorsque Cabs référence est « élevé »), la consommation Cref est modulée à la baisse, toujours via une division par Cabs référence.
(2) Il convient de souligner que cet extrait de l’article 10 de l’arrêté du 10 avril 2020 est elle même la transcription de la disposition suivante de la sous-section 3 du décret tertiaire : « la modulation des objectifs de réduction de la consommation d’énergie finale en fonction du volume d’activité, prévue au b du I de l’article L. 111-10-3, est mise en œuvre à partir des indicateurs d’intensité d’usage de référence spécifiques à chaque catégorie d’activités »; cette disposition, et notamment la manière dont la modulation est mise en œuvre à partir des indicateurs d’activité, doit être comprise à la lumière de la phrase suivante, elle-même extraite de l’article R. 131-39-1. du décret : « Le nouvel objectif de consommation d’énergie finale aux horizons 2030, 2040 et 2050, mentionné au 1o de l’article R. 131-39, est établi sur la base du niveau de consommation de référence initial, auquel est appliqué le rapport entre les niveaux de consommation fixés en valeur absolue d’une part pour la nouvelle activité, d’autre part pour l’activité précédente«